Je naquis au Havre lyrics

Songs   2024-11-07 14:40:50

Je naquis au Havre lyrics

Je naquis au Havre un vingt et un février

en mil neuf cent et trois.

Ma mère était mercière et mon père mercier :

ils trépignaient de joie.

Inexplicablement je connus l’injustice

et fus mis un matin

chez une femme avide et bête, une nourrice,

qui me tendit son sein.

De cette outre de lait j’ai de la peine à croire

que j’en tirais festin

en pressant de ma lèvre une sorte de poire,

organe féminin.

Et lorsque j’eus atteint cet âge respectable

vingt-cinq ou vingt-six mois,

repris par mes parents, je m’assis à leur table

héritier, fils et roi

d’un domaine excessif où de très déchus anges

sanglés dans des corsets

et des démons soufreux jetaient dans les vidanges

des oiseaux empaillés,

où des fleurs de métal de papier ou de bure

poussaient dans les tiroirs

en bouquets déjà prêts à orner des galures,

spectacle horrible à voir.

Mon père débitait des toises de soieries,

des tonnes de boutons,

des kilogs d’extrafort et de rubaneries

rangés sur des rayons.

Quelques filles l’aidaient dans sa fade besogne

en coupant des coupons

et grimpaient à l’échelle avec nulle vergogne,

en montrant leurs jupons.

Ma pauvre mère avait une âme musicienne

et jouait du piano ;

on vendait des bibis et de la valencienne

au bruit de ses morceaux.

Jeanne Henriette Évodie envahissaient la cave

cherchant le pétrolin,

sorte de sable huileux avec lequel on lave

le sol du magasin.

J’aidais à balayer cette matière infecte

on baissait les volets,

à cheval sur un banc je criais « à perpette »

(comprendre : éternité).

Ainsi je grandissais parmi ces demoiselles

en reniflant leur sueur

qui fruit de leur travail perlait à leurs aisselles :

je n’eus jamais de sœur.

Fils unique, exempleu du déclin de la France,

je suçais des bonbons

pendant que mes parents aux prospères finances

accumulaient des bons

de Panama, du trois pour cent, de l’Emprunt russe

et du Crédit Foncier,

préparant des revers conséquences de l’U.R.S.S.

et du quat’sous-papier.

Mon cousin plus âgé barbotait dans la caisse

avecque mon concours

et dans le personnel choisissait ses maîtresses,

ce que je sus le jour

où, devenu pubère, on m’apprit la morale

et les bonnes façons ;

je respectai toujours cette loi familiale

et connus les boxons.

Mais je dois revenir quelque peu en arrière :

je suis toujours enfant,

je dessine avec soin de longs chemins de fer,

et des bateaux dansant

sur la vague accentuée ainsi qu’un vol de mouettes

autour du sémaphore,

et des châteaux carrés munis de leur girouette,

des soldats et des forts,

(témoins incontestés de mon militarisme

- la revanche s’approche

et je n’ai que cinq ans) des bonshommes qu’un prisme

sous mes doigts effiloche,

que je reconnais, mais que les autres croient être

de minces araignées.

À l’école on apprend bâtons, chiffres et lettres

en se curant le nez.

Raymond Queneau more
  • country:France
  • Languages:French
  • Genre:Poetry
  • Official site:
  • Wiki:https://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Queneau
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